Révolte agricole : le privilège de l'indulgence
L'agriculture, l'un des secteurs les plus touchés par la crise économique et sociale qui sévit en France depuis plusieurs années, est aujourd'hui le théâtre d'une mobilisation historique de la part des agriculteurs. Confrontés à la baisse des revenus, à la concurrence internationale, à la pression environnementale et à la méfiance des consommateurs, ces acteurs clés de notre société cherchent à faire entendre leur détresse et à défendre leurs revendications. Toutefois, les actions parfois radicales, telles que les blocages et les dégradations, soulèvent des questions sur le traitement singulier dont bénéficient les agriculteurs de la part du gouvernement et de l'opinion publique.
Cette indulgence, palpable à plusieurs niveaux, trouve d'abord son expression dans l'absence de répression des forces de l’ordre face aux actions des agriculteurs. Sur le terrain, des scènes de blocage se multiplient, avec des agriculteurs bloquant l'A64 au niveau de Carbonne, en Haute-Garonne, depuis près d’une semaine, ou ceux des Pyrénées-Orientales assis la chaussée de l’A9, une tactique empruntée à la symbolique du collectif écologiste “Dernière rénovation”. Contrairement à d'autres mobilisations sociales, aucune intervention musclée n'est à déplorer. Ce contraste flagrant, notamment avec la réaction des forces de l'ordre face aux routiers lors d'opérations similaires, ou au mouvement des Gilets Jaunes, laisse transparaître un “deux poids deux mesures”. La volonté du gouvernement d'éviter tout conflit avec le monde agricole, vital pour la sécurité alimentaire nationale, est invoquée par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, qui souligne la nécessité de “politiquement soutenir” les agriculteurs tout en les exhortant à respecter l'intérêt commun.
Cette indulgence se manifeste également par le soutien politique accordé aux agriculteurs. Cette bienveillance, exprimée par le ministre de l'Économie Bruno Le Maire, qui dit comprendre la douleur et la colère des paysans français, est partagée par la plupart des partis politiques, y compris ceux traditionnellement moins enclins à soutenir des mobilisations sociales, tels que la droite. Cette attitude positive s'intensifie à l'approche des élections européennes, où l'extrême droite espère capitaliser sur la colère agricole. Des vidéos montrant des policiers escortant des cortèges d'agriculteurs jusqu'à la préfecture d'Agen, où du fumier a été déversé, illustrent cette dynamique particulière. Les déclarations politiques, comme celles d'Olivier Marleix, président du groupe Les Républicains (LR) à l’Assemblée nationale, soutenant explicitement les blocages, témoignent d'une segmentation entre “bons” et “mauvais” bloqueurs, une approche inhabituelle de la part de responsables politiques qui critiquent généralement les mobilisations sociales.
Enfin, cette indulgence s'explique par la sympathie dont bénéficient les agriculteurs auprès de l'opinion publique. Selon un sondage réalisé par l'IFOP, plus de huit Français sur dix soutiennent le mouvement des agriculteurs, un taux nettement supérieur à celui observé pour d'autres catégories professionnelles, comme les enseignants ou les infirmiers. Cette sympathie, ancrée dans une tradition historique et culturelle, valorise le rôle des paysans dans la construction de l'identité nationale et la préservation du patrimoine rural. Elle repose également sur une image idéalisée de l'agriculteur, perçu comme un travailleur acharné, un producteur de qualité, un gardien de la nature et un acteur de la solidarité. Cette représentation, souvent véhiculée par les médias et les événements tels que le Salon de l'Agriculture, tend à occulter les réalités complexes et contrastées du monde agricole, caractérisé par la diversité des situations et des pratiques.
Ainsi, la mobilisation des agriculteurs révèle une indulgence particulière de la part du gouvernement et de l'opinion publique, résultant de facteurs économiques, politiques et culturels. Cette indulgence, se traduisant par l'absence de répression, le soutien politique et la sympathie populaire, témoigne de la place singulière qu'occupe le monde agricole dans la société française.
Cependant, cette indulgence pourrait également être une arme à double tranchant, alimentant le sentiment d'impunité et soulignant les défis politiques complexes auxquels le pays est confronté. Car, face à la crise agricole, la question persistante demeure : quelle réponse politique apporter pour concilier les intérêts des agriculteurs et ceux de la collectivité ?
(Photo illustration : Facebook @Fdsea31)