Migrants : ces vies jetées à la mer dans notre indifférence quotidienne
Alors que des milliers de vies se perdent en mer, les migrants deviennent les boucs émissaires dans notre société marquée par l'indifférence et la peur.
Regarde-les donc bien, ces apatrides, toi qui as la chance de savoir où sont ta maison et ton pays, toi qui, à ton retour de voyage, trouves ta chambre et ton lit prêts, qui as autour de toi les livres que tu aimes et les ustensiles auxquels tu es habitué. Regarde-les bien, ces déracinés, toi qui sais de quoi tu vis et pour qui, afin de comprendre avec humilité à quel point le hasard t'a favorisé par rapport aux autres. Regarde-les bien, ces hommes entassés à l'arrière du bateau et va vers eux, parle-leur, car cette simple démarche, aller vers eux, est déjà une consolation. Et tandis que tu leur adresses la parole dans leur langue, ils aspirent inconsciemment une bouffée de l'air de leur pays natal et leurs yeux s'éclairent et deviennent éloquents.
Extrait de “Voyages” de Stefan Zweig
Une réflexion intemporelle sur l'exil
Ce passage de Stefan Zweig, écrit au début du XXe siècle, demeure une réflexion poignante sur la condition humaine, qui résonne avec force face aux crises migratoires actuelles. Zweig nous rappelle que l’humanité, ce n’est pas seulement avoir un foyer, un refuge où l’on se sent en sécurité, mais aussi la capacité à offrir de la compassion à ceux qui en sont privés. Ce texte, empreint d'une grande sensibilité, met en contraste la stabilité matérielle de certains et la souffrance des autres, ceux qui errent sans ancrage, victimes des aléas de l’histoire.
Aujourd'hui, son appel à l’empathie prend une résonance encore plus forte, alors que des millions de personnes fuient la guerre, la pauvreté, la violence, les persécutions ou encore les désastres climatiques. Et pourtant, à mesure que les vagues de migrants augmentent, l'empathie semble se raréfier, étouffée par des discours politiques qui instrumentalisent cette souffrance.
L'exploitation politique des migrants : une stratégie populiste
De nos jours, les migrations ne sont plus seulement des tragédies humaines ; elles sont devenues un terrain fertile pour les discours populistes. De nombreux responsables politiques exploitent la peur de l’étranger pour renforcer leur base électorale, en désignant les migrants comme boucs émissaires des maux de la société. Ils détournent l'attention des problèmes structurels — chômage, inégalités, crises économiques — et imputent la responsabilité de ces fléaux à des êtres humains déjà éprouvés par des circonstances que nul ne souhaite traverser.
Les migrants deviennent ainsi des cibles faciles, utilisés pour justifier une rhétorique nationaliste et fermée, où l’étranger est perçu comme une menace. Plutôt que de reconnaître les racines profondes de l’instabilité mondiale — qu'il s'agisse des conflits économiques, des guerres ou des bouleversements climatiques — certains hommes politiques préfèrent simplifier le discours, érigeant des murs et fermant les frontières, tant physiques que morales. Ils se posent en défenseurs de la sécurité nationale, en prétendant que ces populations vulnérables, fuyant les bombes ou la misère, représentent la cause de l’insécurité locale.
Cette stratégie, aussi ancienne qu'efficace, alimente la peur de l’autre et exacerbe les divisions. En détournant la colère populaire vers des "ennemis" fictifs, ils renforcent leur pouvoir tout en évitant de s'attaquer aux véritables problèmes de fond : inégalités économiques, dégradation de l'environnement, ou encore faillite des systèmes sociaux. Ils rejettent sur ces êtres déracinés la responsabilité de désastres qui trouvent leurs origines dans des crises bien plus complexes, souvent alimentées par les dynamiques économiques globales ou les conséquences de la colonisation historique.
Une crise humaine contemporaine
En 2024, la Manche a connu sa pire année en termes de pertes humaines parmi les migrants. Au moins 46 personnes ont péri en tentant de rejoindre le Royaume-Uni. Ces chiffres terrifiants nous rappellent à quel point la situation des déracinés est tragique et urgente. Derrière ces statistiques se cachent des vies brisées, des familles disloquées, des espoirs anéantis. Les mots de Zweig, qui invitent à parler à ces personnes dans leur langue maternelle, prennent ici tout leur sens : un simple geste humain peut offrir un réconfort inespéré à ceux qui se trouvent arrachés à leur foyer.
Le texte de Zweig souligne la puissance d'une action aussi simple que d'aller vers l'autre, de reconnaître sa souffrance et de partager un instant de compréhension. Cela peut être un pont fragile, mais précieux, entre deux mondes. Quand il écrit que "parler aux déracinés dans leur langue maternelle" peut leur offrir "une bouffée de l'air de leur pays natal", Zweig nous montre que le réconfort ne réside pas toujours dans des solutions concrètes, mais dans ces moments d'empathie, ces gestes d'humanité qui transcendent les frontières.
L'empathie, remède à l'indifférence
L'indifférence qui accompagne souvent les crises migratoires est un reflet amer de notre époque. Trop souvent, les migrants sont vus non pas comme des êtres humains, mais comme des chiffres, des problèmes à résoudre. Pourtant, Zweig nous rappelle que nous avons tous la chance d'avoir un lieu que nous appelons "chez nous", une chance que beaucoup ne possèdent plus.
Nous sommes privilégiés d'avoir un lit où dormir, des objets familiers qui nous rassurent, et la sécurité d'un pays qui nous protège. En revanche, pour ces apatrides et déracinés, même les choses les plus élémentaires, comme un toit ou un repas chaud, sont devenues des luxes inaccessibles.
Dans un monde où l’insécurité s'intensifie, les migrants ne sont pas les artisans de la violence dont ils sont trop souvent accusés. En réalité, ils en sont les premières victimes. Nous devons cesser de les percevoir comme des menaces et commencer à les voir comme ce qu'ils sont : des êtres humains, désespérés mais dignes, cherchant simplement à survivre et à reconstruire une vie.
Un appel à l'humanité
Stefan Zweig nous invite à regarder ces hommes et ces femmes, non avec pitié, mais avec un profond respect pour leur résilience. Face à une réalité aussi complexe et déchirante, le moindre geste d'humanité, comme parler à quelqu'un dans sa langue, peut avoir un impact immense. En ces temps de crises migratoires, alors que la mer continue d'engloutir des vies, nous devons réapprendre à nous tourner vers l'autre avec humilité, pour comprendre que notre sécurité n'est jamais acquise, et que ce qui nous sépare des apatrides peut parfois n'être qu'une question de circonstances.
Nous avons tous la responsabilité de voir ces individus pour ce qu'ils sont : des êtres humains. Et dans ce simple regard, nous pouvons, comme Stephan Zweig l’a suggéré, offrir un réconfort inattendu.
Ce geste simple, aussi modeste soit-il, peut être une lumière dans la nuit de l'exil.
(Photo illustration : Jametlene Reskp sur Unsplash)
A voir : Vidéo : Gérard Quintana
Certes avec empathie mais sans emprise ou sans exploitation d’un camp à l’autre . La dualité camp du Bien - et camp du Mal est stérile. Un dépassement est attendu …avec une éthique de Considération ou et un humanisme actualisé.