L'histoire de Souleymane : un vélo, un récit, une claque
Il pédale pour survivre, rêve de papiers, répète son récit d’exil comme un mantra : Souleymane, c’est juste la réalité de milliers d’hommes dans nos villes...
Chaque soir, nous sommes des dizaines de milliers à tapoter machinalement sur une appli, pressés de voir arriver un plat chaud ou une boisson glacée. Le confort d’un dîner tardif, la paresse d’un clic. Et derrière cette banalité numérique, un visage que l’on ne regarde jamais vraiment : celui de Souleymane. Ou plutôt de tous les Souleymane.
Boris Lojkine, dans son film sobrement intitulé L’Histoire de Souleymane, brise cette invisibilité avec une force rare. Il donne un nom, un souffle, une caméra à ceux que la ville regarde sans jamais voir.
Inspiré de la vie d’Abou Sangaré, jeune Guinéen sans-papiers devenu acteur par la force des choses – et surtout du talent –, le film est un uppercut. Abou, non professionnel, y livre une performance d’une intensité bouleversante, récompensée en 2024 à Cannes (Un certain regard) puis en 2025 par le César de la Révélation masculine. Il y incarne ce qu’il connaît trop bien : l’urgence de survivre à Paris, sans papiers, sans répit, sans illusion.
Souleymane pédale. Jour et nuit. Il livre nos envies nocturnes à vélo, contre quelques euros et au prix de sa santé. Il dort où il peut, mange quand il peut, répète encore et encore le récit qu’il devra vendre à l’administration lors de son audition pour une demande d’asile. Trois urgences le tiennent debout : manger, dormir, convaincre. Mais aucun des trois n’est garanti.
Le film, au bord du documentaire, capte cette tension sans artifice. Pas de musique pathos, pas de message plaqué. Juste le réel. Et c’est ce réalisme qui dérange. Car il met en lumière une hypocrisie collective : celle de consommateurs urbains qui vivent sur les services de migrants qu’ils refusent, dans le même élan, d’accepter comme citoyens.
Boris Lojkine ne juge pas, mais il nous confronte. À cette dissonance brutale entre notre confort à domicile et l’âpreté de ceux qui l'alimentent.
On suit Souleymane comme on courrait aux côtés d’un héros tragique, sauf que son destin se joue dans nos rues, nos quartiers, sous nos fenêtres. L’histoire est là, à portée de main, mais il faut vouloir la voir.
Il y a dans ce film une idée forte, presque politique, mais sans jamais tomber dans le didactisme : rendre visible. Faire exister à l’écran ceux que l’on tient dans l’ombre dans la vraie vie. À commencer par ceux qui nous livrent, dans tous les sens du terme, et à qui l’on ne livre rien en retour.
Pendant que les éditorialistes d’un certain monde médiatique éructent contre les migrants, pendant que les politiques se repassent la patate chaude de leur régularisation, L’Histoire de Souleymane nous montre la réalité : ces hommes et femmes n’aspirent souvent qu’à une chose simple et concrète — travailler, exister, être reconnus. Pas idolâtrés. Juste visibles, légitimes.
Le drame est haletant, oui. Mais ce qui halète le plus, c’est notre conscience. Et peut-être aussi cette gêne, tenace, en quittant la salle ou en éteignant sa TV, quand on allume à nouveau son appli de livraison. Parce qu’on se souvient alors que Souleymane, ou son frère de galère, est sans doute déjà sur le vélo. Pour qu’on puisse rester tranquilles.
Le film s’éteint, la lumière se rallume, mais c’est à nous désormais de ne plus détourner les yeux.