Le vélo pour nulle part
Il y a des objets qui ne bougent plus et qui pourtant vous font avancer. Ce vélo, planté là, couvert de fleurs artificielles, m’a ramené à ce que nous étions, et à ce que nous sommes devenus.
Il y a des jours où l’on marche sans y penser. Pas pour aller quelque part. Pas vraiment pour s’aérer non plus. On marche comme on feuillette un vieux livre, au hasard, en espérant tomber sur une phrase qui vous parle encore.
C’était un jour comme ça.
Le soleil jouait à cache-cache avec les façades, les terrasses commençaient à se remplir des premiers verres levés. Le pavé tiède sous les semelles, le bruit lointain d’une tondeuse, des volets qu’on referme à cause du vent… Tout semblait presque trop calme. Trop figé. J’avais tourné dans cette ruelle sans raison, simplement parce que je ne la connaissais pas. J’ai toujours aimé ces détours discrets, ces chemins qu’on découvre un peu tard, même dans les villes qu’on croyait avoir épuisées.
Et c’est là que je suis tombé sur lui.
Un vélo rose. Rose bonbon, rose d’affiche publicitaire, rose de petite fille ou d’utopie joyeuse. Mais ce n’était pas qu’un vélo. C’était une œuvre, une déclaration silencieuse. Une guirlande de fleurs en plastique s’enroulait autour du cadre, des grappes de roses débordaient de la selle, des liserons inventés s’accrochaient aux rayons. Il y avait quelque chose d’exagéré, d’irréel, de presque ridicule dans cette profusion de verdure et de pétales factices.
Et pourtant. Ce vélo ne faisait pas rire. Il forçait l’arrêt. Il obligeait à lever les yeux de son téléphone. À suspendre son pas.
Je suis resté là, planté devant, un long moment. Peut-être dix minutes, peut-être plus. Le temps n’a plus la même densité quand on regarde une chose inutile et belle. Ce vélo, immobile, planté là sans espoir de rouler à nouveau, racontait pourtant une histoire.
La mienne, peut-être.
Je me suis revu, des années en arrière, dans un autre temps, une autre lumière. Un temps où l’on accrochait des fleurs sur les guidons, des slogans sur les murs, des rêves dans les regards. C’était naïf, bien sûr. C’était brouillon, enthousiaste, imprécis. On parlait d’amour universel, de liberté, de lendemains qui chanteraient. On croyait qu’une guitare suffisait à bâtir une révolution. On traînait nos pantalons larges dans l’herbe des festivals, on écrivait "Peace" sur nos tee-shirts fatigués. On pédalait sans but, souvent à deux sur une vieille bécane trop petite, juste pour sentir le vent et rire plus fort.
Ce vélo aurait été à sa place, dans ces années-là. C’était un vélo de l’utopie. Un vélo pour aller nulle part, mais heureux d’y aller.
Aujourd’hui, c’est différent. On ne se regarde plus beaucoup dans les rues. On s’épie à distance, derrière des écrans, des profils, des stories. On compte ses likes comme on comptait jadis ses lettres d’amour, sauf qu’on ne les relit jamais. On va vite, on optimise, on rentabilise, même l’amitié. On partage, bien sûr, mais rarement le silence d’un banc ou le goût d’une orange coupée à deux. On partage des photos, des playlists, des indignations, des captures d’écran. On s’envoie des cœurs, mais on a parfois le cœur bien seul.
Je ne veux pas dire que c’était mieux avant. Non. C’était juste différent. Plus lent. Plus flou. Plus imparfait. On se trompait souvent, on ratait des rendez-vous, on laissait filer des opportunités sans le savoir. Mais on se parlait. On s’attendait. On se cherchait, pour de vrai. On n’avait pas de GPS pour retrouver les autres. On se débrouillait.
Et pourtant, j’aime aussi cette époque. J’aime retrouver des amis à l’autre bout du monde en quelques secondes. J’aime pouvoir photographier ce vélo et l’envoyer à celui qui me comprendra. J’aime pouvoir écrire ces phrases, là, maintenant, et savoir qu’elles existeront quelque part, pour quelqu’un. Peut-être.
Mais ce vélo m’a rappelé qu’il reste des traces. Qu’on peut encore, parfois, poser un objet inutile contre un mur et y glisser un peu de beauté, un peu de folie gratuite. Une parenthèse dans le flux.
Je n’ai pas voulu sortir mon téléphone tout de suite. J’ai préféré le garder pour moi, cet instant suspendu. Ce vélo ne bougerait pas. Il n’avait pas besoin d’un réseau pour exister.
Les passants passaient. Certains jetaient un œil distrait. D’autres souriaient. Quelques-uns prenaient la pause, sans doute pour Instagram, un pied devant l’autre, un demi-sourire calculé. Peu importe.
Moi, je suis reparti, le cœur plus léger. En pensant que le monde ne changera sans doute pas. Pas avec des fleurs sur des vélos. Pas avec des souvenirs qui sentent le patchouli. Mais peut-être, parfois, avec un regard qui ralentit, un silence qui s’offre, une marche sans but.
Un vélo immobile peut encore faire avancer quelqu’un.
Je le sais. Ce jour-là, il m’a fait avancer un peu.
© Paul Tian
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