Je me souviens...
Blocage agricole de Paris en 1992 : mon regard de journaliste sur le terrain
En juin 1992, j’étais journaliste en région francilienne et j'ai couvert de près le blocage de Paris par les agriculteurs. Mon immersion totale s'est déroulée pendant 24 heures sur un point de blocage stratégique, sur la RN10, près d’Ablis, à proximité du péage de Saint-Arnoult-en-Yvelines, bien connu des franciliens et de “Bison Futé” pour ses embouteillages massifs en fin de semaine. Les forces de l'ordre étaient abondamment déployées et accentuaient la tension palpable.
Après une nuit passée à échanger avec les agriculteurs, parmi lesquels de nombreux jeunes exprimant déjà leur mécontentement vis-à-vis d'un métier ardu, dépendant des subventions européennes, alors qu’ils aspiraient simplement à vivre dignement de leur travail. La nuit s'est écoulée entre prises de photos, entretiens, repas partagés, et même quelques discussions idéalistes sur l'avenir, bien que la réalité actuelle de la planète, avec le recul, semble bien nous avoir échappé à l'époque.
Après une nuit sans sommeil et des routes bloquées par les agriculteurs et les forces de l'ordre, je me devais de retourner à la rédaction pour rédiger mon reportage. En 1992, les smartphones et les réseaux sociaux n'étaient que des concepts de science-fiction, ce qui rendait la communication en direct radicalement différente de celle que nous connaissons aujourd'hui.
La récupération de ma voiture, siglée du journal et laissée au bord d'un champ, loin de l'endroit où j'avais passé la nuit, me fait sourire quand j’y repense. En prenant nos derniers cafés bien chauds au petit matin, avec des viennoiseries offertes par un couple de boulangers du coin, et en exposant mon problème du moment, un dirigeant syndicaliste a demandé à une jeune agricultrice si elle pouvait me prendre en charge. Ainsi, j'ai rejoint ma voiture en quelques minutes, traversant les champs juché dans la cabine d'un énorme tracteur conduit par cette trentenaire.
Avec le recul, je regrette l'absence de smartphones à cette époque, car cela aurait été une occasion idéale pour capturer un selfie avec ma "sauveuse" du jour. Les photos de ces reportages demeurent sous forme de négatifs soigneusement rangés dans des enveloppes, parmi des milliers d'autres dans ma cave. À l'époque, j'écrivais déjà mes articles sur un “Macintosh Classic”, une révolution à l'époque, bien que les appareils numériques n'aient pas encore fait leur entrée dans les rédactions. Les développements de pellicules en noir et blanc se faisaient, à la va vite, dans une pièce du journal, une ancienne salle de bain, oui vraiment, une toute autre époque.
Ce bras de fer contre le pouvoir par le blocage des principaux accès à la capitale était orchestrée par la Coordination Rurale. Les milliers de manifestants réclamaient un plan d'adaptation de la Politique Agricole Commune (PAC), notamment la réduction des charges sur les exploitations agricoles... “Si on n'est pas capables à Paris de rattraper les erreurs commises à Bruxelles, on se dirige vers une agriculture à 300.000 paysans...” clamaient t-ils à cette époque. Une prophétie qui n’était pas une ineptie, comme on peut le constater aujourd’hui, en janvier 2024, alors qu’à nouveau, le monde agricole gronde…
En clôturant ces évocations de cette épisode de mon passé journalistique, il me faut souligner qu'au cours des années 1990, la profession de journaliste jouissait encore d'un respect particulier. À cette époque, que je pense révolue, nous n'étions point perçus, comme c'est malheureusement souvent le cas de nos jours, comme de simples "suppôts" d'une presse sous la tutelle de magnats milliardaires. Au contraire, nous étions très souvent accueillis à bras ouverts, nos interlocuteurs se livrant volontiers à nous. De notre côté, nous arborions du respect envers nos interlocuteurs, imprégnés, sans doute, de la maxime du fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry :
“Le journalisme, c'est le contact et la distance.”
(Photo illustration : capture écran reportage Antenne 2 / INA)