Je me souviens d'une époque où la guerre d'Algérie semblait n'être qu'une ombre lointaine, un murmure éclipsé dans les pages des journaux et les ondes de la radio, toutes dévouées exclusivement aux récits des "événements" en Algérie.
Les cris aigus des chacals dans l'Ouarsenis résonnent encore dans le creux de mes souvenirs, une symphonie sauvage s'exprimant dans l'obscurité nocturne.
Les os de seiche, dénichés sur la plage des Sablettes à Mostaganem, demeurent des trésors marins que nous ramassions avec précaution, destinés à notre couple de canaris, complices mélodieux de notre quotidien.
Le ciel d'été à Aflou, dans le désert, peignait un bleu ineffable que même la Grèce n'a jamais égalé quand je m’y suis rendu par la suite.
Parfois, dans notre sud algérien, la nuit, rapide et mystérieuse, s'abattait, tandis que le vent chaud enveloppait la ville d'un manteau de sable, offrant une chaleur désertique à notre existence.
La révélation du nom de ce vent, le sirocco, ajouta une touche mythique à ces souvenirs d'enfance, transformant des moments ordinaires en contes légendaires.
La paella traditionnelle à Pâques, préparée par mon grand-père au bord de la mer, demeure une constante vibrante dans ma mémoire, une célébration culinaire ancrée dans nos racines.
De même, le couscous de Noël, œuvre cérémonieuse de ma grand-mère, ma mère, Lalia et Zora, conserve encore ses saveurs exquises, gravées dans les profondeurs de mon esprit.
Ces plats devinrent des rituels de partage et de convivialité, éclairant nos vies malgré l'ombre pesante de la tension et de la violence qui régnait dans le pays.
Je me souviens des slogans politiques, inscrits en lettres noires sur les murs de la ville, “L'Algérie, c'est la France”, “La valise ou le cercueil”, “FLN vaincra”, “Mort aux bicots”, “Indépendance”… Ils résonnent comme des échos du passé, porteurs de l'angoisse et de l'incertitude qui ont marqué toute mon enfance.
La peur, compagne fidèle, hantait mes jours d'enfant, imprégnant chaque moment de cette période tumultueuse.
Les mots “fellouze” et “fellaga”, murmures persistants de mes camarades européens lors de nos jeux de guerre sur la place Carnot, étaient bannis chez moi. Mon père m'avait éclairé sur la signification de ces termes racistes et haineux pour parler de ces hommes et femmes qui étaient des combattants pour l'indépendance de l'Algérie, notre patrie commune.
La première raclée, infligée dans la cour de récréation de l'école Bresson par le fils d'un "gros colon", reste une cicatrice indélébile, le jour où j'ai tenté en vain d'imposer le terme “combattant pour l'indépendance” à la place de “fellouze”, marquant une rébellion avortée et une première malédiction murmurée à mon père.
Les larmes de mon père devant le poste "Radiola" résonnent comme un écho lointain, ce jour où l'annonce du prix Nobel de littérature attribué à l'Algérien Albert Camus a marqué notre histoire familiale d'une lueur complexe et mélancolique. Mon père, admirateur de l'écrivain, partagé entre la fierté et la déception, car Camus avait refusé de soutenir ouvertement l'indépendance de l'Algérie.
Moi, sans comprendre pleinement à l'époque, je ressentais l'importance de cet événement. Plus tard, la lecture de "L'Étranger", "La Peste" et "Le Mythe de Sisyphe" a révélé la beauté et la profondeur de la pensée de Camus, laissant une empreinte indélébile sur ma personne, indépendamment de ses prises de positions politiques.
Les personnages de Camus, cherchant un sens à leur existence dans un monde absurde et violent, m'ont profondément interpellé, suscitant une réflexion sur ma propre identité, entre deux cultures, deux pays, deux destins.
Ces souvenirs, émergeant avec une intensité particulière tandis que je me plonge dans les méandres de mon enfance pendant la guerre d'Algérie, ne sont pas simplement des fragments du passé ; ils sont le tissu même de ma vie, formant la trame de mon regard sur le monde.
Lorsque je contemple ce passé, je me trouve souvent à me demander ce qu'ils sont devenus, ces anciens camarades de classe, mes complices d'enfance, les hommes et les femmes qui ont croisé le chemin de mes parents.
Où sont passés les paysages qui ont façonné mes premières perceptions, les saveurs qui ont éveillé mes sens, les mots qui ont construit les fondations de ma pensée, et les idées qui ont guidé mes premiers questionnements ?
Ces éléments, ces pièces fondamentales de mon histoire en Algérie, demeurent enveloppés dans une toile temporelle, suscitant en moi une réflexion profonde sur le passage du temps et le mystère de la vie.
Si je me suis lancé dans l’écriture de “Sirocco et Pastèque”, c’est aussi pour pouvoir les partager, pas seulement avec ceux qui ont vécu la même histoire que moi, mais avec toutes celles et tous ceux qui auront envie de lire ce fragment de vie et peut-être, surtout, pour laisser une trace de ce moment de l'Histoire à travers le regard d'un enfant.
(Photo en UNE de Noureddine Belfethi sur Unsplash)
(Albert Camus à Paris en octobre 1957 - Photo : MP / Leemage / gouvernement.fr)