Je me souviens de mon ami Driss, un auteur parti trop précocement, s'évanouissant dans un exil sans retour, emportant avec lui les échos des "Chibanis", capturés délicatement dans les pages de "Bribes de Mémoires". C'était plus qu'un recueil, c'était une "histoire d'écoute" ourdie par Driss, un pèlerin de la mémoire qui s'était aventuré à la rencontre de ces "chibanis", ces hommes aux cheveux blanchis par le temps et les années, devenus les témoins silencieux de l'exode depuis l'Algérie, le Maroc et la Tunisie vers la France, portant avec eux le lourd bagage de jeunesse et d'espérance.
Les Trente Glorieuses les avaient vus débarquer, ces ouvriers bâtisseurs, dédiés à la reconstruction d'une France meurtrie par les cicatrices de la guerre. Leurs vies s'étaient écoulées dans le labeur, tissant une existence faite de travail et de sacrifices. À l'heure de la retraite, ces "invisibles", ces "sans-voix", continuent à errer sans retrouver la terre de leurs origines, que ce soit par choix ou par contrainte.
"Quand nous parlons, c'est sans arrêt. Nous sommes un peuple de la parole, mais pas de la parole intime", avait confié Driss au fil de ces rencontres empreintes de nostalgie. Il évoquait une époque révolue, une faille surgie dans le tissu même de la communication, altérée par la présence obsédante de la télévision et l'imitation aveugle de la culture occidentale, française en tête. "Et puis de temps en temps, à force d'être en leur compagnie, ce sont eux qui en parlent..."
Au cours de ces échanges, entre entretiens et silences étirés, Driss et les "Chibanis" traçaient les contours de leurs existences. Les grandes lignes, les dates, l'arrivée en France, le travail, les accidents du travail, le chômage, et au-delà... Puis surgissaient les détails, ces fragments qui donnent vie, à eux-mêmes et à nous tous, comme l'exprimait avec poésie Driss.
En ce début de semaine, je me souviens de mon ami Driss, retourné au Maroc pour son ultime exil, un exil d'où nul ne revient. Mais au moins, mon très cher ami, tu as laissé des empreintes indélébiles de ton passage sur cette terre, que ce soit à travers tes écrits ou au fond de cette malle, où reposent des dizaines de vidéos conçues ensemble pour un projet qui n'a jamais vu le jour, un projet qui te tenait tant à cœur. Mais voilà, la faucheuse, il y a quelques années, en a décidé autrement.
(Photo : capture écran vidéo France 3 / YouTube)