Influenceurs d’extrême droite : le moteur caché du succès du RN
Jordan Bardella, président du RN, a été le candidat français le plus suivi sur diverses plateformes, avec 1,5 million d'abonnés sur TikTok et 634 000 sur Instagram.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Auteur : Tristan Boursier, Docteur en Science politique, Sciences Po
L’immense succès du Rassemblement national (RN) et de Jordan Bardella aux dernières élections européennes souligne l’importance des réseaux sociaux dans une campagne. Le président du parti d’extrême droite a été le plus populaire des candidats français en termes d’abonnés sur différentes plates-formes comme TikTok (1,5 million) ou Instagram (634 000). Même Manon Aubry, candidate Insoumise dont le parti est pourtant habitué à la communication numérique, a fait moins bien (114 000 sur TikTok, 97 000 sur Instagram).
Au-delà de cette présence en nom propre, des communautés de sympathisants contribuent à diffuser les idées portées par le programme du RN. Ce phénomène n’est pas nouveau : il s’agit d’une lame de fond depuis plus de 10 ans en France. La capacité de ces acteurs à mobiliser, convaincre et influencer les électeurs, mais également à politiser d’anciens abstentionnistes, notamment les jeunes, bénéficie aux partis d’extrême droite. Mais qui sont ces influenceurs et quelles stratégies emploient-ils ?
Qui sont ces influenceurs d’extrême droite ?
Tout d’abord, ce ne sont pas des politiciens professionnels (même si certains l’ont été, comme Julien Rochedy auprès du FN). Ils défendent une idéologie nationaliste, autoritaire et antidémocratique via les réseaux sociaux, et s’inspirent grandement des tactiques militantes de l’alt right étatsunienne. Tout comme elle, ils se positionnent contre le multiculturalisme, l’immigration, la gauche, les droits des femmes, des minorités sexuelles, etc…
Parfois appelés « fachosphère » par leurs opposants, ils partagent des caractéristiques communes. Ce sont principalement de jeunes hommes blancs hétérosexuels, mais on trouve également quelques femmes et personnes racisées. Des figures comme Papacito, Valek et Baptiste Marchais sont emblématiques de cette tendance. Leur présence massive sur les réseaux sociaux leur permet de toucher un public large et varié. Leurs contenus les plus populaires sont des vidéos YouTube qui dépassent le million de vues, même si en moyenne leurs vidéos sur YouTube totalisent entre 100 000 et 400 000 vues.
Une diversification des plates-formes et du contenu
YouTube a été la plate-forme de lancement pour de nombreux de ces influenceurs d’extrême droite autour des années 2015. Grâce à des vidéos parfois longues, mais toujours provocatrices dans leur ton, ils ont pu développer une audience fidèle et engagée. Les algorithmes de recommandation de différents médias sociaux comme YouTube ont également joué un rôle crucial en favorisant la diffusion de leur contenu, même si les plates-formes tentent de diminuer ces effets.
Plus récemment, ces influenceurs ont investi TikTok et Instagram, attirant un public plus jeune avec des contenus plus courts (quelques minutes ou secondes) et moins idéologiques. Ils utilisent ces plates-formes pour partager des aspects de leur vie quotidienne, rendant leur discours plus accessible et attirant. Papacito, dont la chaîne YouTube a été supprimée par la plate-forme en 2023 suite à une série de vidéos polémiques, s’exprime essentiellement à l’aide de Stories Instagram. Il a dépassé la visibilité qu’il avait sur sa chaîne YouTube (132000 abonnés sur Instagram, contre 120 000 sur YouTube avant suppression).
En 2021, Papacito avait simulé le meurtre d’un électeur de gauche dans une vidéo. Cette affaire avait provoqué une énorme exposition médiatique et fait bondir l’audience de ces influenceurs. La croissance de ces figures installées a stagné depuis, mais de nombreuses nouvelles petites figures émergent régulièrement, sans toutefois égaler ni même s’approcher du succès des plus connus.
Cela semble indiquer l’apparition d’une nouvelle vague. Le mouvement est devenu plus organique : la diffusion de ces contenus n’est plus uniquement portée par un petit groupe d’influenceurs qui détiennent une grande visibilité, mais qu’ils sont de plus en plus relayés par de petits comptes, anonymes qui favorisent leur viralité. Ces comptes se réapproprient et rediffusent les vidéos des influenceurs connus sous forme de montages, à la façon de « best of » mais également à travers d’autres formats (memes, deepfake, etc.).
Persuader avec les outils classiques d’influenceur
Les influenceurs les plus installés utilisent des techniques similaires à celles des influenceurs non politiques : promotion croisée sur plusieurs plates-formes, collaborations avec d’autres influenceurs pour élargir leur réseau, contenus engageants et partage de leur vie privée pour créer un sentiment de proximité avec leurs abonnés.
Ces dispositifs visent à bénéficier des règles de visibilité propre aux réseaux sociaux (qui favorisent les créateurs prolifiques et suscitant un engagement numérique fort) tout en développant des relations parasociales avec leur public (ils créent une relation à sens unique avec leur public, donnant l’impression d’être proche de lui). Ce dernier se sent alors proche d’eux. Les influenceurs disposent alors d’un ascendant pouvant être comparable à celle de leader d’opinion.
Un positionnement antiféministe et libertarien
Dans le cadre de mes recherches, je constate que l’antiféminisme (opposition à l’égalité hommes-femmes) est un thème structurant chez ces influenceurs. Ils exploitent la plus faible perception par les garçons des inégalités hommes-femmes.
Le discours antiféministe leur permet également de radicaliser une partie de leur public vers d’autres idées du corpus d’extrême droite, notamment la croyance en l’existence de races. L’essentialisation des genres facilite l’adhésion à une essentialisation des humains par leur religion, leur race supposée ou leur culture, créant un lien entre antiféminisme et racisme.
Ce discours antiféministe touche également les femmes. Certains des influenceurs les plus populaires sont des influenceuses (Thaïs d’Escufon, Alice Cordier). Bien que sous-représentées dans ces réseaux, elles sont souvent mises en avant pour légitimer le discours porté. Depuis quelques années, celles-ci s’inspirent grandement du mouvement étatsunien Tradwives (« épouses traditionnelles »), qui met en scène des femmes dans leur environnement domestique, en train de cuisiner et de faire le ménage.
Ces influenceurs prônent des valeurs traditionnelles et valorisent l’autorité, notamment l’armée, néanmoins, ils soutiennent également un État faible sur le plan économique. Selon mes recherches ce paradoxe s’explique par le développement d’une rhétorique qui valorise l’individualisme et la réussite personnelle tout en rejetant les structures de soutien social. En bref, un positionnement qui se rapproche de l’idéologie libertarienne étatsunienne. Chez ces influenceurs, cela se traduit par la valorisation de la figure de « l’homme viril » qui doit réussir seul pour séduire les femmes et devenir indépendant vis-à-vis de la société. Cet angle idéologique doit être également compris au regard de leur modèle économique basé sur la vente de produits et de formations.
Des effets sur les élections
Jordan Bardella a adopté la plupart des codes de ces influenceurs. Contrairement à Manon Aubry (LFI), qui se concentrait sur son programme et ses idées, Bardella s’est mis en scène dans des activités quotidiennes anodines (boire une bière, manger des bonbons, etc.). Cela lui a permis de créer un lien parasocial avec les électeurs. Ses contenus sont également fréquemment repris par des chaînes sympathisantes, amplifiant leur viralité. Ce type de contenu séduit particulièrement les 18-24 ans, ce qui s’est traduit en termes de vote : aux Européennes le RN a recueilli le plus de voix de moins de 25 ans.
Une autre raison de ce succès est que certains influenceurs ont rapidement saisi l’importance du vote utile pour défendre leur vision de la société. Les sympathisants d’Eric Zemmour perçoivent le parti de Marine Le Pen comme trop à gauche (l’influenceur Le Raptor traite par exemple Marine Le Pen de « Malika Le Pen », la considèrant socialiste et jugeant son opposition à l’immigration trop douce. Néanmoins, lors des élections de 2022 et, dans une moindre mesure, aux dernières européennes, ils ont convaincu leur public de mettre un bulletin RN dans l’urne. Le 9 juin 2024, parmi les acteurs les plus radicaux de l’extrême droite en ligne (suprémacistes blancs, néonazis), beaucoup se sont félicités de la victoire du RN.
Marine Le Pen et Jordan Bardella ont compris depuis longtemps l’avantage d’avoir une telle communauté derrière eux. Ils multiplient les « dog whistle », une stratégie populaire au sein de l’alt right qui consiste à signaler discrètement sa sympathie pour les franges les plus extrêmes, tout en restant à bonne distance d’elles.
Cela se fait souvent par l’utilisation de mots clés ressemblant à des concepts populaires dans cette extrême droite plus marginale. Par exemple, avant que le terme de « grand remplacement » ne prolifère dans les médias, Marine Le Pen n’osait pas l’utiliser. Cependant, pour montrer son adhésion, elle évoquait un « déplacement » de population ou son « remplacement », tout en disant ne pas aimer l’expression « grand remplacement ». Aujourd’hui, ses soutiens l’utilisent sans crainte de se faire ostraciser.
Ainsi, même s’il est difficile pour l’heure de mesurer directement l’effet de la présence en ligne du RN sur le vote aux élections européennes, la tendance de fond que représente les influenceurs politiques est un facteur à prendre en compte pour expliquer la popularité de ce parti. Ces influenceurs constituent une minorité active sur Internet qui participent à la popularité de l’agenda de l’extrême droite, notamment auprès des plus jeunes. La focalisation autour de la présence de Jordan Bardella sur TikTok n’est que la face émergée des dynamiques de politisations qui s’opèrent en ligne.
Cet article est republié à partir de "The Conversation" sous licence Creative Commons. Auteur : Tristan Boursier, Docteur en Science politique, Sciences Po
(Photo de Árpád Czapp sur Unsplash)