Fragments de lecture : Tocaia Grande, ou le rêve fragile d’une société sans chaînes (8)
Quand les humbles façonnent une utopie, avant d’être écrasés par les institutions.
En fait, c’est un peu comme un calendrier de l’avent littéraire, cette chronique que je tente de publier chaque jour de ce mois de décembre… avec ce mercredi, un roman qui, des décennies après ma première lecture, continue de remonter en moi avec une force étonnante : Tocaia Grande de Jorge Amado.
Découvert dans les années 1980, ce texte m’avait profondément marqué, me plongeant dans l’univers foisonnant et humaniste de l’un des plus grands écrivains brésiliens.
Cette première rencontre littéraire m’avait entraîné dans une exploration passionnée de l’œuvre de Jorge Amado, qui, avec Capitaines des sables et Dona Flor et ses deux maris, m’avait captivé alors par ce mélange de réalisme et de poésie.
Tocaia Grande, publié en 1984, est une fresque épique et utopique, où Jorge Amado narre la naissance d’une communauté libre, loin des élites et des carcans moraux, dans le sud de Bahia, au cœur des plantations de cacao. Une société multiraciale et marginale, bâtie par des muletiers, des prostituées, des Noirs affranchis, des immigrants et des exclus, où la vie jaillit dans toute sa crudité et sa splendeur.
Ce lieu, surnommé “La Grande embuscade”, voit le jour par hasard, après une bataille sanglante menée par Natario da Fonseca, homme de main au service d’un “colonel” planteur, figure ambivalente mêlant pouvoir et brigandage.
La première partie du roman est une ode à la vie et à la liberté. Les cabanes surgissent, les amours se nouent, les enfants naissent, et la nature prospère. Tocaia Grande devient un espace utopique, où l’entraide prime sur les lois, et où chacun trouve sa place dans une société organique, quasi anarchique.
Jorge Amado excelle ici dans son portrait des humbles, ces anonymes qui façonnent le tissu d’une société bien plus que les héros officiels.
Ce récit est une déclaration d’amour aux laissés-pour-compte, une célébration de la vie brute, pleine de sensualité et de vitalité.
Mais l’idylle ne dure pas. La religion, d’abord, vient frapper à la porte de cette communauté libertaire. Une mission catholique débarque pour imposer son joug moral, baptiser, marier, et condamner les péchés de chair. Les prêtres austères, incarnent une autorité hostile à la joie et à la liberté.
Ce contraste entre la ferveur charnelle des habitants de Tocaia Grande et le rigorisme religieux dresse un tableau saisissant de la lutte entre nature et civilisation.
Puis vient le coup de grâce : l’État, le droit et l’administration. Venturinha, le fils du colonel, revenu des universités de Bahia avec son titre de docteur, incarne l’ordre légal qui écrase l’esprit pionnier. Refusant de suivre les traces libertaires de son père, il impose une normalisation brutale à la communauté. Les terres libres deviennent des propriétés contrôlées, et ceux qui résistent sont écrasés.
L’utopie se dissout sous le poids des institutions.
Ce roman m’a toujours rappelé l’âpreté de la condition humaine, où chaque espace de liberté finit par être grignoté par les forces de contrôle et de domination.
Mais il est aussi une célébration de la résilience, de la joie simple et de la communauté.
C’est une fresque vivante, à la fois tragique et truculente, dans la lignée des grands récits de Victor Hugo ou de Gabriel García Márquez, mais avec une touche purement brésilienne.
Si par hasard, un exemplaire de Tocaia Grande croise votre chemin, ne le laissez pas filer. Laissez-vous emporter par cette écriture généreuse de Jorge Amado, par ses personnages inoubliables, et par cette histoire universelle d’humanité, de lutte et de perte.
Car, même brisée, l’utopie qu’il dépeint nous fait encore rêver !