Fragments de lecture : quand une ouvrière ose dire non (6)
Maryvonne, ouvrière, mère, épouse… mais avant tout femme en quête de liberté.
C'est un hasard, un de ces heureux hasards qui font qu'un livre ressurgit dans la mémoire. Vous êtes en train de flâner, d’errer parmi vos pensées, et soudain un titre, une couverture, une phrase vous reviennent comme une bouffée d'air.
Ainsi, pour cette chronique de décembre des “Fragments de lecture”, Le Voyage à Paimpol de Dorothée Letessier m'a rattrapé, après tant d'années.
Je l'avais lu dans les années 1980, et ce fut un choc, un véritable choc.
Une histoire ordinaire, dira-t-on. Une ouvrière, Maryvonne, lasse de tout—l'usine, le mariage, les enfants—décide, un matin, de tout envoyer balader. Un mot sur la table de la cuisine :
J’étouffe, je vais prendre un bol d’air. A bientôt, je t'embrasse. Maryvonne.
Et la voilà partie, laissant derrière elle les chaînes du quotidien pour un improbable voyage : 45 kilomètres en autocar, de Saint-Brieuc à Paimpol. Rien d’exotique, certes, mais tout un monde s’ouvre dans sa tête. Deux jours de liberté volés à la routine et aux obligations.
Dorothée Letessier raconte cela avec une écriture sèche, sans concession ni pathos. Elle déroule un fil où tout est juste : les gestes, les mots, les silences. Ce récit, bien qu’ancré dans une réalité ouvrière des années 70, reste d’une actualité saisissante. C'est un condensé de notre condition humaine, de ce qui nous entrave : les déterminismes sociaux et culturels, les pressions familiales et professionnelles.
Maryvonne ne fait rien d’extraordinaire pendant ces deux jours. Elle rêve—de Marilyn Monroe et d’Alexandra Kollontaï—regarde autour d’elle avec une curiosité nouvelle.
Ce qu’elle fait, ou plutôt ce qu’elle ne fait pas, est une forme de résistance : elle s’accorde le droit de ne pas être productive, de ne pas rendre de comptes. Et c’est inestimable.
Dorothée Letessier, ouvrière elle-même, ne fait pas partie de ces intellectuels qui décrivent la classe ouvrière avec condescendance. Elle parle de son monde avec une voix authentique, implacable, parfois drôle.
Une scène hilarante reste gravée dans ma mémoire, celle de la réunion du personnel sous LSD. Un moment de pur décalage qui aurait mérité plus de pages encore.
Mais Le Voyage à Paimpol n’est pas qu’une fugue. C’est une exploration des contraintes et des rêves d’une femme, une plongée dans cette insubordination rageuse des années post-68.
Pourquoi l’amour tourne-t-il mal ?
Pourquoi Maryvonne refuse-t-elle les humiliations sans pourtant trouver de paix
Tant de questions que Letessier pose sans jamais moraliser.
Et puis, la chute. Maryvonne revient au foyer conjugal, et là, tout s’inverse avec une ironie désopilante. Comme si le récit lui-même nous rappelait que, même quand on essaie d’échapper à la vie, celle-ci finit toujours par nous rattraper.
Un livre rare, à lire ou à relire. Il n’y a que 45 kilomètres entre Saint-Brieuc et Paimpol. Mais le voyage, lui, est infini.
Coup de pub pour mon livre “Sirocco et Pastèque”
N’hésitez pas à flasher ce QR code :