Fragments de lecture : "Les Muselés", une voix pour les sans-voix
L’histoire d’une île, de ses fractures, et de ceux que l’on voulait réduire au silence !
Dans ma bibliothèque, il y a des livres qui restent silencieux pendant des années, puis qui soudain se mettent à crier, à réclamer d’être rouverts. C’est le cas de celui d’Anne Cheynet Les Muselés, ce roman que je garde comme un trésor, toujours dans son édition originale publiée en 1977 chez L’Harmattan.
Un roman où chaque page m’avait frappé en plein cœur.
À l’époque, je vivais à La Réunion, cet îlot français de l’Océan Indien, théâtre de mon exil après l’Algérie. Nous étions dans les années 60-70, une époque où l’île oscillait entre son statut de département français et une réalité qui semblait sortie d’un autre siècle, celle d’une colonie figée dans ses inégalités.
Les Muselés est venu briser ce silence confortable que beaucoup entretenaient, un véritable coup de tonnerre littéraire dans une société habituée à se voir dépeinte sous des clichés exotiques, niant les douleurs de ses collines.
L’histoire s’étend de 1954 à 1972, une période charnière où les fractures sociales se creusaient plus profondément que jamais. Ce roman a ceci de saisissant qu’il n’adopte jamais le regard du dominant. Tout est raconté à travers les yeux de ces “muselés” : des hommes et des femmes pris dans l’étau de l’analphabétisme, de la misère, et d’une religiosité pesante.
Ces figures des collines de Saint-Gilles-les-Bains, des lieux que je connaissais bien, vivaient au jour le jour, s’agrippant aux moindres miettes d’espoir pour survivre.
Anne Cheynet ne force jamais le trait : les pressions électorales, la corruption systémique, l’exploitation éhontée, tout cela résonne avec une vérité brutale.
Je me souviens de ma lecture comme d’une gifle, mais une gifle nécessaire. Ces colons modernes des résidences de luxe, ces filaos aux bruissements trompeurs qui abritaient la richesse d’un côté et la faim de l’autre…
Était-ce seulement possible de ne pas entendre le gémissement qui montait des collines ?
Du côté colline, on rencontrait Alexina, Antoine, Camille – des noms simples pour des vies qui l’étaient si peu. Ils portaient la faim comme une seconde peau et vivaient avec l’illusion en guise de rêve.
Anne Cheynet, dans sa prose sans artifice, a donné à ces anonymes une voix. Une voix rauque, mais claire. Une voix que je n’ai jamais oubliée.
Quand je replonge aujourd’hui dans Les Muselés, je vois tout ce que ce roman a ouvert dans ma conscience. C’est un ouvrage qui ne se contente pas de raconter, il met à nu.
Il reste, des décennies après, l’un des textes les plus essentiels de la littérature réunionnaise. Premier roman à oser arborer cette identité, il a marqué une rupture.
Depuis, la littérature réunionnaise a grandi, s’est diversifiée, mais Anne Cheynet restera pour moi la pionnière, celle qui a fait basculer l’île dans un miroir.
Pour cette chronique de décembre de mes “Fragments de lecture”, une sorte de calendrier d’avent littéraire, j’ai voulu rendre hommage à cette lecture fondatrice. Ce livre que j’ai lu et relu, dans lequel je reconnais encore les visages d’une époque et les ombres de mes propres souvenirs.
Les Muselés, c’est un cri d’île, un cri du cœur, et surtout une lumière crue sur l’obscurité.
Un fragment de lecture devenu un fragment de vie.
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