Fragments de lecture : l’enfance en héritage dans La Rue Cases-Nègres (9)
Chaque livre est un fragment de vie, une fenêtre ouverte sur l’âme humaine. Et comme un enfant curieux, je m’y plonge toujours avec émerveillement.
Aujourd’hui, pour ma chronique “Fragments de lecture”, je vous emmène sous le soleil de la Martinique, là où résonne encore la voix de José et de M’man Tine, dans La Rue Cases-Nègres de Joseph Zobel.
En 1986, fraîchement rentré d’un reportage de plusieurs mois dans l’océan Indien, je m’étais installé non loin d’Anduze, dans le Gard. Avec quelques amis, nous venions de lancer une revue destinée aux Réunionnais vivant en métropole, un projet né de notre envie de faire le lien entre la mémoire de l’île et ses diasporas.
C’est alors, presque par hasard, que j’appris que Joseph Zobel, auteur de La Rue Cases-Nègres, vivait à proximité.
Le film d’Euzhan Palcy, tiré de son roman, avait marqué les esprits trois ans plus tôt, mais c’est l’idée de rencontrer l’écrivain lui-même qui m’enthousiasmait.
Une amie journaliste m’avait communiqué son numéro de téléphone, et je l’avais appelé sans trop réfléchir. À ma grande surprise, il répondit avec chaleur, et notre conversation, aussi passionnée que spontanée, se termina par une invitation :
“Passez l’après-midi chez moi.”
Je me souviens encore de cette rencontre, du salon baigné de lumière, des piles de livres, et de cet homme à la fois humble et érudit. Joseph Zobel parlait de son enfance en Martinique, des mornes et des champs de canne, comme s’il les voyait encore. Il évoquait son écriture, empreinte d’une humanité profonde et d’un regard lucide sur la société coloniale.
En relisant La Rue Cases-Nègres aujourd’hui, je retrouve cette même intensité. À travers les yeux de José, Zobel peint la Martinique des années 1930, où la pauvreté n’efface ni la dignité ni l’ambition. Le roman raconte l’histoire d’un enfant élevé par sa grand-mère, M’man Tine, une femme aussi forte que tendre, qui croit en l’éducation comme une clé vers un avenir meilleur.
L’écriture est d’une sensibilité rare. Les descriptions des jeux d’enfants dans les mornes, des fruits partagés à l’ombre des arbres, et des dures journées dans les champs de canne plongent le lecteur dans un monde à la fois cruel et lumineux.
Mais Joseph Zobel ne nous épargne pas : le livre est plus sombre que le film. Là où l’adaptation cinématographique s’achève sur une note d’espoir, le roman laisse un goût amer, soulignant les fractures sociales, les injustices raciales, et les drames d’une société de plantation.
Une scène me bouleverse à chaque lecture : celle des retrouvailles entre José et M’man Tine, chaque soir. Malgré l’épuisement et les épreuves, il y a dans ce moment une chaleur et une tendresse qui illuminent tout.
Cette relation entre un enfant et sa grand-mère transcende les tragédies de leur condition et rappelle la force des liens familiaux face à l’adversité.
La Rue Cases-Nègres n’est pas seulement un roman ; c’est une porte ouverte sur l’histoire et la mémoire. C’est aussi un hommage à la résistance des peuples colonisés, à leur capacité à transmettre leur culture, leur langue, et leur humanité, même dans les circonstances les plus sombres.
En refermant ce livre, je ne peux m’empêcher de penser à Joseph Zobel, à ce moment passé chez lui, où il m’avait parlé de ses rêves et de ses luttes. Plus qu’un écrivain, il était un passeur de mémoires, une voix qui continue de résonner aujourd’hui.
Quand je revenais de l’école, j’apercevais toujours M’man Tine avant d’arriver à la maison. Elle était assise sur une chaise basse, devant la case, égrenant des haricots ou effeuillant des brèdes pour le repas du soir. À ma vue, elle relevait la tête, et son visage s’éclairait d’un sourire.
— Bon, t’es là, toi ! Et alors, ça s’est bien passé à l’école ? Tu n’as pas eu de problèmes avec le maître ?
Je m’asseyais à côté d’elle et lui racontais ma journée. Elle m’écoutait en hochant la tête, interrompant parfois son travail pour me regarder dans les yeux. Elle comprenait tout, même ce que je ne disais pas. Et moi, je sentais qu’elle portait sur ses épaules tout le poids de notre vie, qu’elle supportait tout pour que j’aie un avenir meilleur.
Le soir, après avoir mangé, elle m’appelait pour réciter mes leçons. Si je me trompais, elle prenait un ton sévère, mais elle ne m’en voulait jamais longtemps. Et quand elle éteignait la lampe à pétrole pour qu’on économise l’huile, elle murmurait doucement, presque pour elle-même :
— Mon petit, il faut bien travailler à l’école… un jour, tu verras, tu ne regretteras pas. Moi, je serai peut-être morte, mais toi, tu seras quelqu’un. Quelqu’un de bien.
(Extrait de La rue Cases-Nègres” de Joseph Zobel)