Fragments de lecture : le souffle des Andes, la clameur des peuples (11)
C'est Pablo Neruda qui nous accompagne, ce mardi, pour ma chronique littéraire de ce mois de décembre.
Il y a des livres que l’on découvre à vingt ans comme on s’ouvre à un monde inconnu, une langue étrangère qui pourtant nous parle. Canto General, de Pablo Neruda, est de ceux-là. Une œuvre qui m’a cueilli dans mes jeunes années d’étudiant, lorsque, penché sur des recueils de poésie, je rêvais d’horizons lointains.
À l’époque, mon domaine de prédilection était l’Afrique, l’océan Indien, le Maghreb, l’Europe… Autant de terres riches en histoire et en poésie, nourrissant mes premiers écrits, mes premières réflexions.
Mais ce jour-là, dans la bibliothèque poussiéreuse de la fac, mes mains sont tombées sur ce monument venu d’Amérique latine. Une couverture austère, un titre aux résonances épiques : Canto General.
Je me souviens encore du poids du volume, de ses 550 pages imposantes. J’ai senti que ce livre ne se lirait pas en passant. Il se porterait, comme on porte un fardeau précieux.
Je n’ai jamais mis les pieds en Amérique latine. Pourtant, à chaque lecture de Neruda, je traverse des montagnes qui n’existent que dans mes rêves, je foule des sentiers perdus entre les cordillères et je m’agenouille face aux ruines d’un monde englouti.
Canto General n’est pas un simple recueil de poèmes ; c’est une épopée, une fresque colossale qui donne à voir et à sentir une terre immense, belle et blessée. J’ai passé des nuits entières à relire Les hauteurs de Macchu Picchu, ce passage qui à lui seul élève la poésie à des sommets vertigineux.
Neruda, dans ces vers, ressuscite les pierres et les ombres d’un passé oublié. Il parle aux morts, il écoute le silence des ruines et il prête une voix aux peuples asphyxiés par l’Histoire. J’avais l’impression d’arpenter ces hauteurs avec lui, de respirer cet air rare et sacré, alors que je n’étais qu’un jeune homme cloué à une chaise de bois, dans une chambre d’étudiant sans fenêtres.
Mais plus encore, j’aurais aimé qu’une autre voix me lise ces vers. Celle de mon grand-père maternel. Lui, l’Espagnol exilé en Algérie, qui, alors que la République espagnole vacillait sous les assauts du franquisme et du fascisme, n’hésita pas à s’engager. Il ne revint jamais. Sa voix, je ne l’ai jamais entendue. Je ne l’ai pas connu. Mais j’ai souvent imaginé ce qu’il aurait pu m’apporter. Lui qui avait traversé la Méditerranée avec, sans doute, le même espoir fou que ces résistants célébrés par Neruda.
J’aime à penser qu’il aurait pu me lire Canto General, dans sa langue natale, l’espagnol rugueux et vibrant, avec cet accent qui aurait roulé comme les vagues d’un exil jamais achevé.
Peut-être m’aurait-il expliqué ces vers, m’aurait-il raconté ce que signifiait s’engager, partir, ne pas revenir. Peut-être aurait-il vu dans ces poèmes la même colère, la même douleur que celle qui avait dû l’habiter en quittant l’Espagne.
Canto General, c’est aussi un chant pour lui, pour tous ceux qui, comme lui, se sont levés sans se retourner. Je me plais à imaginer la lumière d’une fin d’après-midi, le livre entre ses mains, sa voix grave s’élevant pour réciter ces mots :
Montez pour naître avec moi, frère,
Donne-moi la main depuis la profondeur
Semée de vos douleurs.
Peut-être aurait-il laissé sa voix trembler légèrement sur ces vers-là. Et moi, enfant silencieux, j’aurais écouté. Peut-être que son exil aurait trouvé un écho dans ces pages, dans ce continent que Neruda a fait résonner comme une promesse d’un autre monde.
L’Amérique latine, je l’ai aimée à travers ces poèmes. Je l’ai aimée comme un rêve inaccessible, comme on aime une terre que l’on n’a pas foulée, mais dont on sent battre le cœur.
Canto General, c’est un cri de révolte et d’amour à la fois. Un chant où s’entremêlent la beauté brute de la nature et l’âpreté des injustices. On y voit les forêts ancestrales de l’Amazone, les vagues rugissantes du Pacifique, la poussière des mines et la sueur des hommes. Neruda parle du cuivre et du sang, de la terre et des morts. Il chante les tyrans et les résistants, les conquistadors et les peuples premiers, les espoirs et les désillusions d’un continent qui porte en lui autant de douleur que de grandeur.
Aujourd’hui encore, ce livre figure en bonne place dans ma bibliothèque, entre un recueil d’Aimé Césaire, de Frederico Garcia Lorca ou Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire. Sa couverture s’est patinée avec les années, les pages jaunies trahissent les multiples lectures. Canto General est devenu un compagnon de route, un livre qui m’a suivi dans mes pérégrinations, comme un écho lointain d’un continent qui m’est resté étranger, mais jamais indifférent.
Je pense souvent à cette phrase de Neruda, lue pour la première fois dans un murmure
Je veux faire avec toi ce que le printemps fait avec les cerisiers.
À mes vingt ans, ces mots m’ont semblé magiques. Aujourd’hui, ils prennent une dimension nouvelle. La poésie de Neruda, à l’image du printemps, est une promesse. Une promesse de vie, de beauté, et de renaissance.
À ceux qui n’ont jamais ouvert Canto General, je dirais ceci : c’est un livre qui demande du temps, de l’attention, et surtout, de l’écoute. Mais il vous rendra au centuple ce que vous lui donnerez. Il vous emmènera là où les Andes caressent le ciel, là où les peuples se lèvent et résistent, là où les mots prennent un poids d’éternité.
Et même si, comme moi, vous n’avez jamais foulé cette terre lointaine, vous en repartirez changé, le cœur battant au rythme de l’Amérique latine.
Et peut-être, comme moi, vous entendrez, quelque part entre deux vers, la voix d’un aïeul que vous n’avez pas connu. Une voix qui vous rappelle qu’il y a des luttes qu’on n’oublie jamais, des voix qu’on continue d’entendre, et des chants, comme celui de Neruda, qui traversent les générations pour ne jamais s’éteindre.
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