Et si on s'ennuyait ?
Et si l'ennui, souvent considéré comme une perte de temps, était en réalité une source essentielle de créativité et de croissance personnelle...
Par Mazarine Pingeot. Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po Bordeaux. Cet article a été initialement publié sur The Conversation (Licence Creative Commons).
Prôner l’ennui s’apparente aujourd’hui à une forme de nostalgie d’un paradis mythique que nous aurions perdu et, dès lors, est soupçonné de conservatisme, taxé de réactionnaire. Pourtant, le paradis mythique et perdu, c’est ce qui s’appelle l’enfance, du moins quand elle n’a pas été trop abîmée.
Peut-être, pour être plus précis, est-ce ce que les générations qui n’ont pas connu les réseaux sociaux appellent l’enfance. Car on est en droit de se demander à quoi ressemblera la mémoire de l’enfance pour ceux qui l’ont littéralement “remplie” par une activité qui ressemble également à de la passivité : le scrolling.
Scroller, c’est utiliser son doigt pour passer d’un contenu à l’autre, faire défiler des images, des vidéos, des threads, et se faisant, ne pas choisir, fasciné par le mouvement plus que par le contenu. Scroller, c’est agir pour ne pas agir. C’est user de sa main et de ses yeux pour s’abolir dans un contenu aussitôt oublié. C’est évacuer le corps propre pour une hypnose volontaire – quoique parler de volonté soit excessif, il s’agirait plutôt d’abandonner toute forme d’autonomie.
Nombreux sont les parents qui aujourd’hui se lamentent de voir l’enfance de leurs enfants volée par les écrans. Et particulièrement ceux qui ont vu arriver cet objet paradoxal qui ouvre à tous les horizons en enfermant le regard, rivé au flux d’images. Ceux-là qui n’ont pas su adapter leur éducation à la nouveauté de ces écrans mobiles, et qui eux-mêmes ont dû apprendre à les manier, devancés en cela par leur progéniture, bien plus habile, parce que « native ».
C’est alors que le motif de l’ennui est revenu comme un leitmotiv et un regret : cette génération de parents s’est souvenue que de l’ennui étaient nés la lecture, le dessin, l’invention de jeux, la création d’histoires…
Une logique de rentabilité dominante au quotidien
Pourtant, la nostalgie de l’ennui ne date pas de l’avènement des écrans. Elle s’inscrit dans un long processus d’accélération du temps, d’urbanisation et d’une colonisation massive des espaces par le principe économique de rentabilité. La guerre au temps “mort” a fait le lit de l’économie du loisir, mais elle était préparée par un certain rapport au temps dominé et organisé par l’éthos capitaliste si bien mis au jour par Max Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
À cet “esprit du capitalisme” s’ajoute le modèle de plus en plus prégnant de l’intelligence artificielle et, avant elle, de la machine. André Gorz, dans Métamorphoses du travail écrivait :
“L’extériorité pensée en tant que telle s’installe en quelque sorte dans la pensée elle-même sous la forme de formules qui font écran entre l’opération formalisée et le sujet opérant. Celui-ci, grâce à elles, se fait absent et innocent de ses opérations ; il peut fonctionner comme un automate […] donc se concevoir lui-même – sur le modèle de la machine, jusqu’à la naissance de cette machine à penser qui remplace le penser lui-même et qui sert désormais de référence pour rendre compte de l’esprit humain : l’ordinateur, à la fois machine à calculer et « intelligence artificielle », machine à composer de la musique, à écrire des poèmes, à diagnostiquer des maladies, à traduire, à parler…”
Dès lors “l’esprit devenu capable de fonctionner comme une machine se reconnaît dans la machine capable de fonctionner comme lui – sans s’apercevoir qu’en vérité la machine ne fonctionne pas comme l’esprit mais seulement comme l’esprit ayant appris à fonctionner comme une machine.”
À vouloir imiter l’ordinateur devenu modèle normatif d’efficacité, l’esprit non seulement peut éprouver de la honte à constater son infériorité, mais également oublier que sa capacité d’invention est radicalement autre que celle de l’Intelligence artificielle. Le terme même d’ “Intelligence” entretient la confusion. L’inventivité naît du vide, de l’ennui, de l’angoisse, quand la puissance de l’IA se nourrit du plein sans affect.
Nulle place en effet n’est désormais laissée au flottant, à l’ignorance, au manque, identifiés comme des défauts, des vices de forme, des anomalies qu’il s’agit de réparer pour améliorer les performances.
Coincées entre la logique de la machine qui n’a d’autre but que de fonctionner voire de progresser (c’est-à-dire d’augmenter ses performances comme est désormais censé le faire le cerveau du jeune enfant), et celle de la rentabilité, comment les jeunes générations pourraient-elles supporter l’ennui ? Ennui qui en plus d’être une souffrance pour celui qui l’éprouve, est au regard des normes sociales, une transgression majeure.
La ruse du divertissement face à l’angoisse du vide
Mais l’ennui lui-même, en revêtant des atours modernes, était devenu un objet singulier de critique. Dans sa correspondance, Gustave Flaubert écrivait en juin 1844 à Louis de Cormenin “Connaissez-vous l’ennui ? Non pas cet ennui commun, banal, qui provient de la fainéantise ou de la maladie, mais cet ennui moderne qui ronge l’homme dans ses entrailles, et d’un être intelligent fait une ombre qui marche, un fantôme qui pense. Ah ! je vous plains si cette lèpre-là vous est connue”.
Aussi a-t-il salué la publication des Fleurs du Mal, en 1857 : “qui m’(ont) navré, tant c’est juste de couleur. Ah ! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous !”
Baudelaire fut en effet le poète de l’ennui, autrement appelé tristesse, cafard, spleen, mélancolie, “l’obscur ennemi qui […] ronge le cœur”… Certes, mais ce “venin” qui coule dans ses veines est aussi ce qui le fait écrire : moteur et thème, l’ennui est ce motif ambivalent qui renvoie à une souffrance propre au XIXe siècle, mais qui n’est pas stérile puisqu’elle nourrit incessamment la littérature.
On ne guérit pas de l’ennui, parce qu’il n’existe aucun remède. Et pourtant, bien avant Baudelaire et le XIXe siècle, un grand philosophe avait montré comment s’en détourner : par le divertissement. Pascal écrivait en effet dans les Pensées, au Fragment intitulé Divertissement – texte cité à l’envi lors du confinement :
“Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.”
Se divertir, c’est ne pas s’exposer à ce manque ontologique, à cette condition misérable, à l’angoisse du vide, mais également à l’ennui. On comprend alors que le smartphone ait réponse à tout. Il permet de contourner la lucidité devant notre destin d’êtres mortels, de remplir le temps mort d’où pourrait surgir l’ennui, accompagné d’une souffrance jugée désormais intolérable puisque le remède est à portée de main.
Un écran sous les yeux, Pascal, Flaubert, Baudelaire nous auraient-ils prévenus des violences de l’ennui ? Et la main, passant obsessionnellement sur l’écran, aurait-elle eu le temps de tenir la plume ?
L’ennui, tremplin vers une expérience authentique ?
En 1936, le philosophe Walter Benjamin, amateur de la poésie baudelairienne et fin connaisseur du XIXe siècle, réhabilite l’ennui – non pas sous sa forme moderne, mais au contraire, comme résistance à la modernité.
“C’est dans l’ennui que l’esprit se relâche le plus complètement. L’ennui est l’oiseau de rêve qui couve l’œuf de l’expérience” écrit-il dans Le raconteur, nouant la possibilité d’une expérience authentique (en l’occurrence celle d’entendre et de recevoir la puissance d’une histoire, condition de possibilité de toute transmission) à celle de l’ennui.
Et d’attribuer la menace qui pèse sur l’ennui à la Révolution industrielle et à la ville moderne : “Dans les villes – où il n’est plus d’activités qui soient intimement liées à l’ennui –, il ne trouve déjà plus aucun endroit pour faire son nid et, même à la campagne, il lui est de plus en plus difficile de s’établir.”
L’ennui est fragile, “au moindre bruit dans le feuillage, l’oiseau s’envole”. Or les conséquences sont lourdes : “Ainsi se perd le don de prêter l’oreille, et de ceux qui prêtent l’oreille la communauté disparaît.”
Benjamin pense l’ennui sur le modèle du tissage et de l’artisanat : temps long, répétitif, lors duquel se racontent et se transmettent les histoires qui font communauté. La Révolution industrielle a remplacé l’artisanat comme modèle par un travail standardisé, accéléré, morcelé et finalement vidé de son sens, produisant un ennui d’une forme nouvelle, et qui peut s’apparenter à ce qu’Hannah Arendt appelle la désolation.
Si l’ennui est désolation, on comprend qu’on cherche à le fuir à tout prix. Mais pourquoi ne pas redonner ses chances à l’ennui, en essayant seulement de ne pas combler le manque dès lors qu’il s’exprime, en le laissant s’épanouir pour qu’aucune réponse immédiate ne vienne le satisfaire, et ce faisant, le faire taire.
Satisfaire un désir ou combler un manque avant même qu’ils s’expriment, telle serait la fonction de nos écrans aujourd’hui occupant le temps de cerveau disponible, produisant même de nouvelles disponibilités, poussant à son paroxysme la logique de la consommation. Mais cette satisfaction éphémère et superficielle, si elle est le nouveau visage du divertissement pascalien, ne peut qu’assécher un peu plus les terres de l’esprit et accroître la désolation au détriment du véritable ennui.
Redonner du temps à l’ennui serait peut-être une façon de prémunir les enfants d’une désolation future.
Cet article a été initialement publié sur The Conversation (Licence Creative Commons). Auteure : Mazarine Pingeot. Professeur agrégée de philosophie, Sciences Po Bordeaux.