Voici le chapitre consacré aux accords d'Évian et au cessez-le-feu en Algérie, extrait du récit de mon enfance au cours de la guerre d'Algérie “Sirocco et Pastèque”, en cours d'achèvement.
Cessez-le-feu !
Et arriva ce 19 mars 1962, avec la signature, la veille, sur les bords du lac Léman, du cessez-le-feu en Algérie. Ces accords d'Évian qui mettaient fin à la Guerre d'Algérie et à 132 ans de colonisation.
Hélas, la guerre d'Algérie n'était pas à proprement parler terminée.
C'était sans compter sur les ultras de l'Algérie française qui allaient entraîner une grande partie de la population européenne dans leur politique de la terre brûlée.
Quatre mois terribles où la terreur était visible au quotidien dans les différentes communautés. C'était le règne du soupçon, de la haine, des trahisons, des dénonciations, des compromissions...
Je ne sais pas si mon père avait cru que ces accords d'Évian mettraient fin à la Guerre d'Algérie, mais il fit tout pour convaincre autour de lui que c'était la possibilité, encore, d'imaginer un certain vivre-ensemble entre Algériens et Européens, à l'unique condition que ces derniers acceptent que l'Algérie devienne un pays libre et indépendant.
Jusqu'à la fin de sa vie, mon père resta optimiste sur la nature humaine. C'était un utopiste né, mais il faut bien reconnaître qu'il marchait souvent à contre-courant du fil de l'Histoire.
Des amis Algériens lui remirent des fascicules comprenant le texte des accords d'Évian, en français et en arabe. Je me souviens très bien de ces fascicules posés sur son bureau à la direction des Domaines, mais aussi qu'il les transportait dans son cartable, n'hésitant pas à en faire la distribution dans la rue, en allant au travail ou en revenant. On en avait littéralement un stock dans le salon de notre appartement.
Signés le 18 mars 1962, ils étaient censés s'appliquer le lendemain, le 19 mars, avec une période de transition jusqu'au référendum d'autodétermination. Un référendum qui ne faisait aucun doute puisque les Algériens pourraient voter à égalité avec les Européens et que la fraude légendaire des votes en Algérie ne devrait pas cette fois-ci entacher la consultation puisqu'elle serait soumise à des observateurs internationaux...
Un vote libre comme l'Algérie n'en avait jamais connu jusqu'à présent.
Enfant, j'ai accompagné mes parents à chaque vote. J'attendais devant l'isoloir quand mon père faisait son choix et j'ai gardé un sentiment de frustration de ne pas pouvoir y pénétrer. Mon père nous expliquait comment les élections étaient systématiquement truquées par le pouvoir. Dans les douars, les isoloirs n'existaient même pas et souvent les votants étaient accompagnés d'un militaire ou d'un caïd qui choisissaient à sa place le "bon" bulletin. En ville la fraude était plus subtile... Parfois, au moment du dépouillement, l'électricité était coupée et le bourrage des urnes pouvait avoir lieu en toute impunité ou alors les militaires arrivaient et sous un prétexte fallacieux, ils évacuaient le bureau de vote...
Pour le pouvoir français, les gros colons et les partisans de l'Algérie française, c'était aussi une autre façon de faire la guerre et de bafouer les droits des citoyens. Comme aimait à répéter mon père : “Ah, elle est belle la patrie des Droits de l'Homme !”
Quelques années après, on retrouva cette fraude massive à La Réunion, autre territoire de la République française !
À partir du 19 mars, le feu ne cessa surtout pas, bien au contraire, il s'accentua un peu partout en Algérie. Le temps des influences politiques dans chaque camp était arrivé !
Comme quoi, la Paix ne semble pas être faite pour l'Homme !
Les assassinats, les attentats, les massacres, les enlèvements... se multiplièrent, jour après jour. Il ne faisait pas bon d'être Européen. Il ne faisait pas bon d'être Algérien. Il ne faisait pas bon d'être partisan de la Paix. Il ne faisait pas bon d'être partisan de l'Algérie indépendante. Il ne faisait pas bon d'être pour l'Algérie française. Il ne faisait pas bon de tenter de vivre, ou plutôt de survivre, dans ce chaos qui s'enclencha dès la signature... de ces accords d'Évian.
Il y avait les vainqueurs et les vaincus. Mais dans chaque camp, il y avait aussi des vainqueurs et des vaincus.
Nous pensions avoir tout connu pendant ces huit années de guerre, mais mon père comprit alors que le pire n'était pas encore advenu. Avec la politique de la terre brûlée des ultras de l'OAS, soutenus par une grande majorité de pieds-noirs, la guerre civile soudaine et sanglante n'a jamais été aussi présente en cette année 1962.
La terreur fait désormais partie de notre quotidien. Je ne vais plus à l'école pendant des semaines, ou par intermittence. On ne joue plus aussi souvent sur la place. Nous voilà reclus dans nos logements en attendant d’hypothétiques jours meilleurs. On invite les copains à la maison. Et peu à peu, ils seront de moins en moins nombreux. Jusqu'à disparaître définitivement.
La peur se lit sur chaque visage d'enfants, d'adultes. Le paradoxe, bien difficile à saisir pour nous, enfants, c'est que nos parents nous ont parlé de Paix et que cette période devient plus terrible que la Guerre.
Dans ce chaos général, mon père continue d'expliquer que les accords d'Évian sont la dernière solution pour que les Européens puissent coexister avec les Algériens, et non pas les dominer.
Comme dans la grande majorité des villes d'Algérie, notre ville devient la cible des attentats de l'OAS. La nuit, nous sommes réveillés par des explosions plus ou moins proches. Une nuit c'est dans notre immeuble. La bombe fait sauter la porte d'entrée. Que des dégâts matériels... C'est dans les quartiers où vivent les Algériens que les attentats sont les plus spectaculaires et meurtriers. À cette série d'attentats, le FLN réplique par des attentats, des enlèvements...
C'est à ce moment-là que mon père se déplace avec une arme. Il sait que sa vie est en danger. Des relations l'ont informé qu'il faisait partie des cibles potentielles de l'OAS. Des amis Algériens, proches du FLN, exercent une protection de mon père, mais aussi de notre appartement.
Au cours de cette guerre, mon père a souvent œuvré dans l'ombre pour soutenir l'indépendance de l'Algérie. Mais il n'avait pas imaginé cette folie des derniers instants de l'Algérie, morceau d’un empire français qui s’effondrait de l’Histoire !
(Texte et photo © Paul Tian)
(Archives personnelles)