1,6 million de followers sur TikTok pour Jordan Bardella : et si c'était du toc ?
"Se filmer en train de manger quelques bonbons dans l’attente d’un plateau télé permet-il désormais de remporter une élection ?"
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Autrice : Marie Neihouser, Chercheuse en science politique, Université de Toulouse, chercheuse associée au CERTOP et à ESPOL-Lab, Institut catholique de Lille (ICL)
Jordan Bardella et TikTok : histoire éphémère ou stratégie politique payante ?
Avec ses 1,6 million d’abonnés sur TikTok, la stratégie numérique du président du Rassemblement national attire les regards et convoitises. Pourtant, plusieurs inconnues persistent : cette audience en ligne est-elle à même de lui assurer le soutien des électeurs les plus jeunes ?
Se filmer en train de manger quelques bonbons dans l’attente d’un plateau télé permet-il désormais de remporter une élection ?
Que nous enseignent les travaux scientifiques sur les médias sociaux ? Jordan Bardella sur TikTok, histoire éphémère ou stratégie politique payante ?
On a souvent tendance à poser la question de l’effet direct des médias sociaux sur les résultats des élections. C’est se tromper d’enjeu. Durant la campagne présidentielle 2022, seuls 14,6 % des personnes interrogées affirmaient avoir « consulté, partagé, liké, ou commenté un contenu en lien avec l’élection présidentielle » sur Facebook. Ce chiffre tombait à 6,8 % concernant SnapChat, Instagram ou TikTok. Les personnes qui suivent les campagnes électorales sur les médias sociaux représentent donc une minorité de la population. Il est donc improbable que les médias sociaux aient un impact direct sur les résultats électoraux.
Alors, si les médias sociaux ne font pas les votes, pourquoi les acteurs politiques cherchent-ils autant à s’en saisir ?
Une culture numérique ancienne
Parce que, dans le système médiatique hybride actuel, les médias sociaux permettent de faire circuler des opinions, opinions qui sont ensuite reprises dans les médias dits « traditionnels » (presse, télévision, radio).
L’extrême droite a très tôt compris cet enjeu. Il y a une vingtaine d’années, en tant qu’outsider du jeu politique, l’espace numérique lui laissait entrevoir de nouvelles opportunités d’imposer ses idées dans le débat public.
C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le Front national (FN), ancêtre du Rassemblement national (RN), s’est emparé si vite des outils numériques : le site du FN a par exemple été créé dès 1996. L’idée était alors d’utiliser les outils numériques afin de toucher un public par ailleurs difficilement atteignable via les médias dits traditionnels, ces derniers étant réticents, à l’époque, à inviter des représentants de l’extrême droite sur les plateaux.
Les choses ont bien sûr évolué depuis – et notamment l’accès de l’extrême droite aux médias –, mais la culture numérique est restée, notamment au RN.
C’est d’ailleurs en partie via le numérique – et les médias sociaux notamment – que le parti, avec d’autres, est parvenu à donner de la visibilité à des thèmes clivants, jusque-là relativement peu médiatisés : l’immigration, la sécurité, etc. Car – et c’est un aspect non négligeable de l’équation –, les algorithmes des plates-formes de médias sociaux ont tendance à favoriser les contenus dits « clivants » dans la mesure où ces derniers suscitent le plus de réactions (likes, commentaires, partages, etc.) de la part des utilisateurs.
Ainsi, les « intérêts » économiques des plates-formes rejoignent inconsciemment les intérêts politiques des représentants de l’extrême droite. S’il ne s’agit pas d’une volonté délibérée des géants de la Tech de favoriser les extrêmes, différents acteurs les appellent cependant à corriger cette dérive.
Une opportunité d’imposer son agenda
Mais la mise en avant de thématiques clivantes n’est pas le seul avantage des plates-formes de médias sociaux pour les représentants du Rassemblement national.
En effet, ces plates-formes – au premier rang desquelles on peut citer TikTok – se caractérisent par des architectures digitales spécifiques qui favorisent certaines pratiques : les messages qu’on y poste sont relativement courts et la plupart font une large place aux images ou aux formats vidéos, permettant de recentrer le contenu sur la personnalité politique elle-même plus que sur son propos.
Or, la brièveté et la personnalisation des messages comportent précisément deux avantages majeurs pour un acteur politique en campagne : elles permettent d’éviter la contradiction et offrent la possibilité de contourner les questions de fond. On touche ici à une différence fondamentale entre plates-formes de médias sociaux et médias dits « traditionnels ».
Sur les médias sociaux, pas de journalistes pour exiger que l’on éclaircisse son propos, que l’on argumente ou que l’on réponde à une objection. Dans une campagne pour les élections européennes au cours de laquelle l’incohérence du programme économique du RN a été largement soulevée, on comprend que les candidats du parti aient largement investi ce canal de campagne.
Se créer un capital politique et numérique personnel
C’est particulièrement le cas de Jordan Bardella sur TikTok. Le choix de la plate-forme est néanmoins a priori incongru : la plupart des utilisateurs de TikTok ont moins de 25 ans. Autrement dit, beaucoup ne sont pas encore majeurs et n’ont donc pas encore le droit de vote.
Par ailleurs, cette plate-forme est plus propice au divertissement qu’à l’entretien d’une culture politique. Pourtant, les acteurs politiques s’y bousculent depuis quelque temps. Marine Le Pen compte 1 million d’abonnés sur TikTok, Emmanuel Macron 4,5 millions et Jean-Luc Mélenchon 2,4 millions. Jordan Bardella est donc loin d’être la seule personnalité politique sur TikTok. Il n’est pas non plus le plus suivi, avec ses 1,6 million d’abonnés. Pourtant, il est celui dont l’activité et l’audience sur la plate-forme attirent le plus les regards, compte tenu de sa jeunesse en politique – en comparaison aux autres personnalités précédemment citées.
Ici, deux éléments semblent importants à souligner. La jeunesse de Jordan Bardella lui-même d’abord. Les élections européennes qui se sont tenues le 9 juin étaient certes importantes pour le jeune politicien. Mais il faut les voir comme une étape dans sa carrière. De nombreuses échéances l’attendent encore dans les années à venir. Or, les ados d’aujourd’hui seront les électeurs potentiels de demain. Quoi de mieux pour les rassurer quant à la « normalisation » du Rassemblement national que d’apparaître dès aujourd’hui dans leur fil TikTok ?
C’est en imprégnant son image dans les esprits à travers des vidéos sur les médias sociaux que Jordan Bardella se construit un capital politique sur le long terme.
Un individu comme un autre ?
Or, ce capital politique en ligne a un autre avantage : il est avant tout personnel et attaché à la personne même de Jordan Bardella. Tant son appartenance au Rassemblement national que sa proximité avec certaines des principales figures du parti telles que Marine Le Pen passent au second plan. Sur TikTok, Jordan Bardella s’adresse directement à son audience en tant qu’individu.
Autre manière pour le président du RN non seulement d’asseoir son poids politique personnel, mais surtout de mettre en œuvre la stratégie de dédiabolisation enclenchée au sein du parti. À partir du moment où je regarde une vidéo de Jordan Bardella et non du président d’un parti dont l’ancêtre a été créé par Jean-Marie Le Pen, en quoi mettre un bulletin dans l’urne en sa faveur est-il si différent que le fait de choisir tout autre candidat ?
Au final, et pour revenir au premier argument de cet article, on comprend donc que la traduction immédiate dans les urnes de l’audience sur les médias sociaux d’un acteur politique n’est pas l’enjeu majeur.
Ce constat est d’autant plus vrai concernant Jordan Bardella. En effet, bien plus qu’une pourvoyeuse immédiate de voix, il faut considérer sa stratégie en ligne et notamment sur TikTok dans une perspective de plus long terme. Sa présence sur la plate-forme revêt alors un triple avantage : elle lui permet, en se focalisant sur sa personne, d’éviter les sujets de fond et la contradiction, mais surtout elle lui permet de détacher de son image personnelle l’étiquette parfois gênante du RN.
Pour le dire autrement, Bardella semble avoir trouvé via TikTok un outil de communication qui correspondait parfaitement aux besoins qui étaient les siens à ce moment-là de sa carrière.
(Photo sous licence Pixabay)
{Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Autrice : Marie Neihouser, Chercheuse en science politique, Université de Toulouse, chercheuse associée au CERTOP et à ESPOL-Lab, Institut catholique de Lille (ICL)}